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Interview Jeremy Glik
Jeremy Glik

Jeremy Glik est sorti de l'Erg en 2005.
Il est le premier étudiant à terminer son cycle d’études en finalité "Arts numériques", finalité toute jeune puisqu'elle a démarré comme telle en 2002 avec un cours appelé alors "multimédia".
Jeremy faisait donc partie de ces premiers étudiants intrigués par le matériau numérique au point de s'y engouffrer totalement. En utilisant des outils aussi différents que PHP, le moteur de jeu UNREAL ou MAX-MSP, Jeremy incarne une certaine attitude tout-terrain en vigueur dans les pratiques numériques. Dans la foulée de sa participation à OpenLab, et d'une présentation de 2 projets aux Transnumériques, il nous a rendu visite le 3 novembre 2005, pour une entrevue avec les étudiants de l'atelier "Arts numériques" en 1e et 2e année et une évocation de ses travaux.

Jeremy : SYSTEM FAILURE a été l’occasion de détourner l’espace d’exposition dont nous disposions à l’ERG : nous nous y sommes enfermés pendant 3 jours avec Thibault Jonckeer et Aurélien Colas pour l’investir avec de la peinture, des pochoirs et une installation de sculptures, en fonction de nos pratiques respectives.
Ensuite, j’ai pris des clichés du résultat, puis j’ai modélisé l’espace d’exposition à l’aide du moteur 3D du jeu UNREAL, en utilisant mes photos pour "habiller" cette version numérique du lieu. J’ai juste un peu modifié la pièce pour améliorer la jouabilité. Les personnages évoluant dans le jeu ont été réalisé à notre image.
UNREAL est un logiciel qui permet une prise en main relativement rapide. Il m’intéressait justement pour sa capacité à être détourné, ici dans un but d’installation/jeu. Au final, nous avions donc une installation "réelle" dans la pièce, et sa version modélisée sous la forme d’un jeu de combat, plutôt violent.
Lors de l’expo, les visiteurs étaient d’abord confronté à une projection du jeu sur grand écran, puis ils pénétraient dans l’espace d’exposition, qu’ils identifiaient comme étant celui du jeu. Les visiteurs pouvaient bien entendu utiliser le jeu, dont le son tonitruant (armes, explosions, etc) était diffusé à plein tube ! Le résultat était particulièrement excitant, et a finalement été un petit succès vu par une soixantaine de personnes, ce qui n’est pas mal pour un évènement plutôt underground... Certains profs, peu impliqués dans ce genre de pratique, ont été un peu déconcertés par SYSTEM FAILURE, mais nous étions contents d’avoir été au bout de notre projet…
Des éléments du jeu sont téléchargeables en ligne et permettent aux joueurs de les importer dans leur propre version de UNREAL. SYSTEM FAILURE est un projet in situ, vraiment adaptable et évolutif. Il n’est pas impossible que nous rééditions cette expérience.

System Failure

Comment en es-tu arrivé à l’idée de d’utiliser ce logiciel pour ce projet ?

Jeremy : À la base, je suis souvent motivé par l’envie ou la curiosité d’expérimenter quelque chose. J'avais envie d'explorer un éditeur de jeu, et ce n'est qu'en bidouillant avec cet outil que j'en ai mesuré son potentiel, pour ensuite seulement l'adapter à un projet précis. Dans le contexte d’une école telle que l’ERG, il faut bien sûr soumettre ses projets aux professeurs et réagir aux critiques, mais ici, mon impulsion ne provenait pas d’une réflexion, mais juste de cette envie d’exploiter et de détourner l’outil UNREAL. Je suis imprégné d'une culture "jeux video" et de MTV, ce ne sont pas toujours des références faciles à assumer dans une école d’art…

Tu as donc abordé les arts numériques par cette culture des jeux videos ?

Jeremy : Non. Le besoin de m'aventurer dans les arts numériques vient avant tout d'une réflexion plus générale. Je n'avais pas envie de me limiter à un seul medium. Il me semblait important d’envisager la création de manière globale, sans me rattacher à une pratique prédéfinie. Les arts numériques me semblaient offrir un contexte très ouvert, permettant des recherches esthétiques très différentes.

Comment définirais-tu les arts numériques ?

Jeremy : Ce n'est pas évident ! Je les définirais avant tout par un potentiel critique et une énergie déployée pour questionner notre nouveau rapport au monde depuis l’omniprésence de la machine. L’émergence des nouvelles technologies offre de nouveaux élans à la création : les artistes numériques explorent et utilisent l’ordinateur comme un media, tout en se préocuppant de son développement et de son devenir. Beaucoup de questions soulevées par les artistes numériques peuvent donc intéresser un simple joueur, un simple surfeur sur le réseau Internet ou un simple citoyen face à la machine. Par exemple les questions liées au copyright ou à l’open-source, ou encore à la protection de données privées, etc.

Peux-tu nous parler de ton projet SAVE THE WEB ?

Jeremy : Il s'agit d'un projet de Net-Art, donc d'un site Internet.
Ce site propose aux gens de s'enregistrer comme "membre de la protection de l'espace web mondial".
Une fois membre, ils s'engagent à tenter de réserver des espaces web auprès d'hébergeurs qui offrent des espaces gratuits, afin de les laisser vierges et ainsi de les protéger contre toute pollution. Une couleur est attribuée à chaque espace préservé et constitue un réseau d'espaces protégés. SAVE THE WEB constitue une base de données d'espaces conservés vierges, empêchant ainsi toute pollution intellectuelle, graphique ou autres. Ce projet peut avoir l'air "second degré" ou être pris pour une blague de potache, puisque l'espace en ligne est une notion toute relative et extensible: il correspond à l'espace permis par les disques durs connectés, et une fois ceux-ci remplis, d'autres disques durs seront de toute façon ajoutés. D'autre part, les espaces réservés sur SAVE THE WEB étant vides, ils permettent à d'autres données d'être stockées. Ce projet se veut néanmoins une réflexion sur la présence en ligne de certains types de contenus contestables et avillisant, donc polluant: en laissant des espaces vierges on ne laisse pas la place à tout ça...

Save the web

Cette idée renvoie à une pratique réelle, liée à l’activisme ou à une attitude à adopter face à de nouvelles réalités. SAVE THE WEB pourrait être comparé à une situation récente : à Waterloo, des citoyens se sont dressés contre un projet de construction d'un golf sur un parc existant.
Ils ont proposé, en collaboration avec les propriétaires du parc, de diviser le terrain en 3000 parcelles et ont vendu ces parcelles à des particuliers. Cela a été l'occasion d'une grande fête qui a resseré les liens entre les riverains et les sympathisants à cette action: toutes les parcelles ont été vendues ! Aujourd'hui, le promoteur devrait racheter les 3000 parcelles, ce qui est trop compliqué. Cette action a donc finalement empêché la construction du golf. Dans le même esprit, SAVE THE WEB peut amener à prendre conscience de ces nouveaux types d’espaces d’expression ou d’exposition, et de tous les problèmes qui en découlent, notamment les notions de propriété ou de territorialité.
SAVE THE WEB a été également présenté sous la forme d’une installation destinée à communiquer le projet par des moyens plus réels, presque comme un stand de promotion. Sur un plan technique, la réalisation de ce projet n’a rien de complexe : cinq pages HTML et un formulaire, et c’est tout. Dans ce cas, l’exploit technique n’a pas d’importance : il s’agit avant tout de l’application d’un concept. Dans un second temps, j’ai le projet de réaliser une version dynamique de SAVE THE WEB à l’aide de PHP, de manière à créer une application autonome qui prendrait elle-même en charge les inscriptions, les attributions de couleurs aux membres, ou tout autre tâche interne.

Quel(s) artiste(s) t’intéresse(nt) particulièremment ?

Jeremy : Il y en a surtout un qui m’intéresse et qui m’inspire : c’est David Rokeby, un pionnier, et notamment son travail sur la télé-surveillance. Les technologies offrent de nouveaux horizons, mais créent aussi de nouveaux dégâts, et débouchent inévitablement sur des réflexions nécessaires sur les effets pervers de ces technologies. Les artistes numériques soulignent ces limites ou ces erreurs. Le travail de David Rokeby me semble exemplaire sur ce point. David Rokeby réalise, seul, des systèmes sophistiqués de surveillance par caméra, de tri d’image et de données, sur base de critères comme la couleur de la peau, etc. David Rokeby réalise lui-même ses logiciels, et je suis frappé par l’efficacité de ses projets : si lui seul parvient à réaliser des systèmes aussi aboutis, on peut frémir en pensant aux dérives possibles de ces dispositifs soi-disant destinés à notre "sécurité"… Pour contrebalancer la virtuosité de David Rokeby, je voudrais ajouter qu’il n’est pas utile de se braquer sur l’aspect technique des projets numériques. Un simple outil comme l’email peut être utilisé ou détourné de manière efficace. De nouveaux phénomènes tels que les "hoax" (rumeurs fausses ou canulards distribués sous forme d’email) peuvent devenir de vrais matériaux à détourner.

D’autres sources ?

Jeremy : Des romans d’anticipations, des classiques increvables comme "1984" de Georges Orwell, ou "Le meilleur des mondes" de Aldous Huxley, visionnaires à un point tel qu’on pourrait presque croire qu’on va droit dans le mur en suivant l’"exemple" de ces romans…ou encore des projets bien réels tels que le programme d’espionnage "ECHELON" ou des recherches liées à la génétique. Globalement, tout ce qui est lié aux applications des nouvelles technologies m’intéressent, par les questions qu’elles posent. À ce titre, selon moi, l’art numérique est par vocation un art engagé. Je dirais même qu’il est la branche artistique la plus engagée, de par sa nécessité de répondre à ces nouvelles questions de société et aux dérives souvent sournoises de ces nouvelles technologies. Tellement sournoises, d’ailleurs, que les arts numériques peuvent se retrouver coincés dans une sorte de ghetto par rapport aux autres pratiques artistiques, laissant sceptiques ceux qui ne perçoivent tout simplement pas ces nouvelles réalités. Je crois que c’est un aspect paradoxal qu’il faut tâcher de clarifier: les arts numériques parlent de la vraie vie !

arrowLes projets de Jeremy Glik sont présentés en détail sur son site J4y.

Propos recueillis par Marc Wathieu.